Digitalisation
quand la culture s’en mele
Digitalisation
quand la culture s’en mele

Digitalisation, quand la culture s’en mêle

 

Depuis vingt ans, l’évolution de la société et des modes de consommation s’accompagnent d’un développement croissant des nouvelles technologies dans notre environnement. La digitalisation touche désormais tous les domaines d’activité. Une réalité qui s’est accélérée avec la crise du Covid. Et la culture ne fait pas exception. Tour d’horizon avec trois projets soutenus par la Ville de Vevey.

C’est un fait : la transformation digitale de notre société est en marche. Anglicisme apparu au début des années 2000, la digitalisation a pour mission de convertir en données numériques du contenu – texte, image, vidéo, audio – à l’aide de solutions informatiques comme des logiciels ou des applications. Depuis 2020, avec la pandémie, le phénomène s’est nettement accéléré, non sans conséquences. Des circuits économiques bouleversés, des rapports entre artistes et publics modifiés, le sujet rassemble autant qu’il inquiète.

Une politique culturelle qui a dû s’adapter

Le passage à l’ère numérique modifie définitivement nos comportements y compris dans notre rapport à la culture. La place, le rôle et l’essence-même de la création artistique en sortent repensés. Les artistes, les acteurs et actrices culturel·le·s doivent donc s’adapter perpétuellement, que ce soient des réflexions entamées depuis plusieurs années déjà – à l’instar du Concours international de piano Clara Haskil – ou qu’il s’agisse d’un besoin né directement des effets de la crise du Covid, comme les projets Trousp ou Liberty.

Durant cette pandémie, les politiques culturelles ont rapidement réagi afin de permettre aux entreprises du secteur de faire face aux nouvelles circonstances liées à la crise et de trouver des stratégies, notamment digitales, pour s’adapter à ce contexte.

A Vevey, le Conseil communal a octroyé en 2021 un montant de CHF 500’000.- pour venir en aide aux associations, fondations et autres structures culturelles et sportives veveysannes sans but lucratif impactées par la crise sanitaire, en vue de la relance de leurs activités. Au total, 47 artistes et organisations culturelles ont bénéficié d’un soutien.

Trousp, un projet 100% digital dédié à la littérature

Trousp est une chaîne YouTube consacrée au livre, à la littérature et à la littérature romande en particulier. Créée en avril 2020 en pleine période Covid, la chaîne vise à accompagner le livre papier. «L’idée était de basculer sur les réseaux sociaux, en particulier sur YouTube, pour permettre un accompagnement des différentes publications», raconte son fondateur, Arthur Billerey, dont le désir était de parler de littérature sans limite de temps ni d’audimat.

Trousp propose quatre rubriques. Le format Critique donne la parole à des chroniqueurs et chroniqueuses autour d’ouvrages actuels ou anciens. Pour le format Entretien, des écrivaines et écrivains, des actrices et acteurs du milieu du livre sont invité·e·s à échanger sur leurs œuvres. Avec Le questionnaire de Trousp, des questions littéraires – dont certaines empruntées au fameux questionnaire de Proust – leur sont posées. Le format Les reflets de la chaleur se veut quant à lui être un procédé d’écriture poétique collective.

«L’idée est de maintenir une ligne entre quelque chose qui ne soit ni trop intellectuel, ni trop populaire, afin de parler à tout le monde», explique Arthur Billerey, «le critère principal est de parler de littérature suisse car elle s’exporte difficilement.» Avec Trousp, devenue association à but non lucratif en 2021, son fondateur entend mettre en valeur tous les acteurs et actrices du milieu du livre, les écrivains et écrivaines mais aussi les libraires, les éditeurs et éditrices et les diffuseurs et diffuseuses.

Arthur Billerey n’a pas choisi YouTube par hasard. «Les plateformes sont nombreuses, YouTube est la mieux référencée, on peut y accéder facilement, nul besoin d’avoir un compte», explique-t-il, «nous aurions pu diffuser sur Facebook mais les paramètres de visionnage sont différents. Nous voulions que les spectateurs et spectatrices profitent d’un moment littéraire assez long», détaille l’animateur de la chaîne. Trousp offre donc un espace de liberté aux auteurs et autrices, un outil digital faisant l’éloge de la lenteur.

À ce jour, le 22 mars 2022, la chaîne compte 413 abonné·e·s et propose deux podcasts par mois en libre accès. Les vidéos durent vingt minutes en moyenne, jusqu’à quarante-cinq minutes pour les longs entretiens. Les internautes peuvent aussi s’abonner gratuitement et la chaîne est exempte de publicité.

Quant à la question de l’avenir du livre papier face à la transformation digitale de la culture, Arthur Billerey se veut optimiste : «tant mieux s’il existe aujourd’hui des moyens plus rapides, voire instantanés pour se cultiver, mais on écrira toujours des lettres d’amour sur du papier, le besoin de changer de corps en lisant la vie d’un personnage, de se déplacer d’une époque à une autre, tous ces pouvoirs liés à l’écriture perdureront», affirme le fondateur de Trousp, tout en concluant : «il faut aussi apprendre aux gens à maîtriser le numérique, tout cela peut très bien cohabiter. C’est un peu l’idée de Trousp, la chaîne est là pour servir le livre.»

Le concours Clara Haskil, une réalité mixte

La transformation digitale touche aussi la musique classique. Tous les deux ans, et depuis 1963, Vevey accueille le Concours international de piano Clara Haskil. Créé en hommage à la pianiste suisse d’origine roumaine et qui s’est installée à Vevey en 1942, la compétition récompense un jeune talent poursuivant les mêmes valeurs que la virtuose. «L’esprit du concours est de trouver des artistes qui nous touchent, tout en innovant chaque année et en multipliant des petits projets autour. C’est notre rôle comme institution culturelle d’en donner pour toutes et tous», explique Patrick Peikert, directeur du concours depuis 1993.

Même s’il reste fidèle aux compositeurs·trices chers à Clara Haskil, le concours n’a pas de répertoire standard et s’accompagne de différents programmes pédagogiques et activités publiques. Ainsi, une collaboration avec le département de musicologie de l’université de Genève a notamment été mise en place. L’objectif est de donner à de jeunes étudiants et étudiantes se destinant à des carrières parallèles – critique musicale, impresario, organisation de concerts, administration culturelle, journalistes – la possibilité de se confronter au monde professionnel de leur discipline. Par ailleurs, le jury commande une œuvre courte à une compositrice ou un compositeur avec l’objectif qu’elle soit rejouée par la suite, et le concours accueille désormais le Prix du public.

S’étirant sur dix jours, le Concours international de piano Clara Haskil se situe à la croisée des chemins, mêlant diffusion digitale et concerts live. Depuis douze ans, les auditions éliminatoires départageant entre 150 et 200 candidat·e·s sont effectuées sous format vidéo, sur une plateforme créée à cet effet. «Nous l’avons mise en place pour des raisons économiques. Auparavant, nous devions loger tous·tes les candidat·e·s et trouver des pianos pour les répétitions, le coût était colossal et absurde. Pour les candidat·e·s, venant du monde entier, le voyage était également un coût important et potentiellement un obstacle à la participation», raconte Patrick Peikert. Aujourd’hui, il leur suffit d’aller sur une plateforme et de télécharger leur audio ou leur vidéo.

Pour le mélomane, la digitalisation est une aubaine. L’organisateur a aussi renoncé à imprimer sur papier, toute la communication de la rencontre se faisant directement en ligne. Un gain de temps et d’argent qui lui permet d’injecter toute son énergie et son budget dans les projets et non pas sur des postes administratifs.

«La digitalisation est un outil et non une fin en soi», insiste le directeur. Bien qu’une partie des auditions et de la diffusion soient digitales, la nature de l’événement reste immuable : «le concours en présentiel ne changera jamais», affirme Patrick Peikert. Chacun·e des candidat·e·s sélectionné·e·s a une heure pour présenter son projet. Par la suite, il y a trois épreuves spécifiques : musique de chambre, musique moderne et la présentation d’une œuvre contemporaine. Puis, les trois finalistes sélectionné·e·s jouent avec un orchestre.

«Nous les musicien·ne·s n’avons pas envie de jouer devant une caméra», confie Patrick Peikert, «la digitalisation pour des raisons économiques ou écologiques, d’accord, elle est aussi un moyen extraordinaire d’être au fait de l’actualité dans son domaine. La digitalisation est un outil formidable, une encyclopédie accessible à toutes et tous, et c’est tout. Le concert, c’est autre chose.»

Le projet pluridisciplinaire Liberty

Liberty se construit comme une œuvre numérique qui s’étend ensuite sur une scène réelle. Porté par l’association Alterego et présenté avec le Théâtre Le Reflet, le projet, créé durant la crise sanitaire, a été imaginé par la pianiste veveysanne Victoria Harmandjieva et l’artiste français Michaël Cailloux. Il mêle musique jouée au piano et animation graphique – motion design.

«L’idée était de pouvoir s’enquérir d’une façon très poétique d’une liberté restreinte durant cette pandémie», explique Victoria Harmandjieva, «durant le confinement, j’ai dû faire un travail d’introspection par rapport à mon enfance, mon parcours, je viens de la Bulgarie, un pays anciennement totalitaire. Pour moi, Liberty est un instant de liberté, un moment pour rêver notre monde avec la même innocence que lorsqu’on est enfant».

Ici, Victoria Harmandjieva et son complice Michaël Cailloux ont voulu créer «un nouveau genre». Avec le support vidéo, ils ont imaginé des espaces visuels comme un nuage blanc dans lequel le public peut se raconter tout ce qu’il désire. Liberty, que l’on pourrait qualifier d’œuvre abstraite poétique de culture numérique, est une passerelle entre le monde réel et le monde digital reliant l’internaute à l’enfant qu’il·elle a été. Le projet, qui a demandé aux artistes deux ans de travail, se décline en quatre tableaux faisant référence aux quatre saisons. En payant un billet unique de CHF 20.-, le public peut se connecter à la scène numérique par l’intermédiaire du site internet du Reflet et découvrir les œuvres d’une durée de huit minutes chacune.

A travers chaque tableau, les spectateurs et spectatrices sont invité·e·s à voyager dans le monde musical de la virtuose et les créatures fantasques de l’artiste visuel. Tous les personnages sont des symboles de la liberté empruntés à différentes mythologies : nordiques, grecques, ou des contes pour enfants. Dans Liberty d’automne, Victoria Harmandjieva a choisi d’interpréter le Libertango de Piazzola, une ode à la liberté. Pour Liberty d’hiver, la pianiste a entièrement composé la musique. Les deux artistes y ont choisi de traverser le monde imaginaire du poète Paul Eluard.

Pour mener à bien leur projet, la pianiste a bénéficié de l’expérience de Michaël Cailloux et son équipe qui travaillent dans le domaine du motion design depuis quelques années déjà. Ils·elles ont allié aux logiciels numériques leur travail réalisé à la main et en temps réel. Toutes les pièces musicales ont été enregistrées d’un seul trait. Les touches imparfaites sont assumées afin d’éviter des montages digitaux pouvant facilement séduire l’internaute. «Ce projet n’est pas un éloge du digital, mais plutôt une façon de se servir de ces outils dans une éthique artistique et en prenant le temps de réfléchir à ce que l’on fait», insiste la pianiste, «il faut que cela reste simple et beau. Il ne faut pas oublier ou se couper de tous nos savoirs ancestraux, cela donne un sens à notre humanité.»

 

 

Pour Victoria Harmandjieva et Michaël Cailloux, Liberty n’a en aucun cas l’ambition de remplacer le spectacle vivant. «Nous l’avons fait comme une sorte de relève après Covid, de façon humaine, avec beaucoup d’interrogations quant à l’utilisation des procédés digitaux, et sans vouloir entrer dans une compétition avec le spectacle vivant», explique-t-elle.

Liberty est donc un geste purement gratuit pour celle qui aime confronter les différentes disciplines artistiques. «Les procédés digitaux peuvent sublimer les expressions artistiques. Mon rêve est de voir un jour Liberty prendre son envol sur une scène réelle ou dans un cinéma». Le public pourrait ainsi envisager ce projet artistique comme une histoire d’art, une manière détournée de l’inviter à revenir au spectacle vivant.

Crédits

Photo d’en-tête : Sylvie Théraulaz
Photos Concours international de piano Clara Haskil : Céline Michel
Photo projet Liberty : Pierre-Dominique Chardonnens