Culture et santé:
un duo gagnant
Culture et santé:
un duo gagnant

Culture et santé : un duo gagnant

 

Depuis quelques années, face aux limites de la biomédecine, les professionnel·le·s de la santé tentent de diversifier leur approche dans la prise en charge thérapeutique. Les dernières études menées sur le sujet ont démontré que l’art et la culture ont des bienfaits directs sur les patient·e·s. Soignant·e·s, acteurs et actrices culturel·le·s et public travaillent désormais de concert pour le bien-être de toutes et tous.  

Les philosophes de l’Antiquité le savaient déjà, les études en neurosciences l’ont prouvé: regarder une œuvre d’art, peindre, dessiner, danser, écouter, ou faire de la musique, ont des effets directs sur notre cerveau et notre bien-être. Durant la pandémie, la question de l’importance et du rôle de la culture – notamment par son absence – s’est fortement posée. Et cette crise sanitaire de révéler que l’art et la culture étaient essentiels aux êtres. Car ils favorisent l’éveil aux richesses que chaque milieu et chaque individu possède. Ils permettent de communiquer, d’aller à la rencontre de l’autre. Et de soi.

Améliorer la santé par la culture

En 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié une étude exploratoire extrêmement vaste sur les effets des pratiques artistiques et culturelles sur la santé. L’objectif était de légitimer, encadrer et développer les pratiques d’art et de culture – protéiformes par essence – dans la prise en charge thérapeutique. Pour mener à bien cette étude, l’OMS a répertorié un nombre important d’activités et disciplines culturelles. Et le résultat fut sans équivoque. A la question: «L’art a-t-il le pouvoir de guérir?» l’OMS a répondu: toutes ces pratiques ont un impact direct sur la santé des patient·e·s, en particulier lorsqu’il y a un engagement personnel dans la création.

Désormais, l’OMS recommande d’intégrer des activités artistiques et culturelles dans les programmes de soins de santé. L’art, et donc la culture au sens large, peut permettre de gérer des maladies comme le diabète, l’obésité, la sénilité ou la mauvaise santé mentale. Car l’engagement personnel que ces activités initient chez les patient·e·s vont générer de l’empathie, stimuler l’imagination et la créativité, libérer l’activation sensorielle et la stimulation cognitive, ou encore favoriser l’interaction sociale ou l’activité physique. Toutes ces ressources intérieures activées ont un impact direct sur la santé psychique ou physiologique des individus. Elles agissent sur la régulation émotionnelle ou directement sur les maladies chronique liées au stress comme les maladies-cardiovasculaires, les maladies digestives, ou le cancer.

L’art-thérapie ou le «caring museum»

L’Angleterre a été le premier pays à s’engager dans une collaboration soignant·e·s/institutions culturelles. C’est dans les années 2000 que la muséo-thérapie voit le jour. L’idée est de prescrire des ordonnances muséales aux patient·e·s et à leurs proches aidants afin qu’ils·elles profitent des bienfaits de l’art sur la santé. Depuis 2018, à Montréal, les médecins ont aussi la possibilité de prescrire des visites au Musée des beaux-arts de la ville. Et le principe des ordonnances muséales connaît un succès grandissant auprès de la population.

A Vevey, depuis 2020, le Musée Jenisch propose un samedi par mois un espace ART&BIEN-ÊTRE, des ateliers d’art-thérapie et d’expression artistique visant au bien-être du visiteur. «Quand on parle d’art-thérapie on pense à des activités qui s’adressent uniquement à des catégories de personnes comme, par exemple, des malades d’Alzheimer», explique Jessica Di Ciocco, art-thérapeute et collaboratrice du musée «or, ici, c’est ouvert à tout le monde, le public est composé de tous les âges et vient de toutes les catégories socio-professionnelles».

Les ateliers se déroulent en trois temps: «Durant la première étape, le·la visiteur·euse choisit une œuvre qui lui plaît», raconte Jessica Di Ciocco, «celle-ci lui renvoie une émotion qu’il·elle canalisera et exprimera dans la deuxième phase avec la technique artistique de son choix (collage, peinture, modelage…), c’est le temps de la création», poursuit l’art-thérapeute, «puis on arrive à la troisième étape, le moment du partage, de la verbalisation, les visiteur·euse·s expriment alors leur sentiments sur l’expérience vécue et le partagent avec les autres membres du groupe». Le rôle de l’art-thérapeute est d’accompagner les visiteur·euse·s dans le processus de création artistique.

Pour Jessica Di Ciocco, l’art-thérapie nécessite une vision holistique du visiteur. Ces ateliers ont pour vocation le développement personnel: «La contemplation des œuvres d’art pousse à l’introspection, grâce au contact direct qu’ils·elles ont avec leurs émotions et celle des autres, les visiteur·euse·s développent leur intelligence émotionnelle, cela augmente la confiance et l’estime de soi et peut aussi soulager les souffrances», commente l’art-thérapeute. Durant ses ateliers, elle propose aussi des exercices de graphomotricité (psychomotricité appliquée à l’acte d’écriture) pour calmer les états anxieux.

Jessica Di Ciocco s’inspire directement de l’exemple du musée des beaux-arts de Montréal. «Il a défini le concept de caring museum, un musée qui prend soins des visiteur·euse·s et se soucie de leur bien-être», explique-t-elle «le musée est un lieu où le temps passe plus lentement, comme suspendu. Cela aide le·la visiteur·euse à entrer dans une autre atmosphère, un autre état d’âme. Mon rôle est de faire en sorte que les gens prennent conscience de la fonction de l’art et de la culture à savoir qu’ils éveillent la créativité qui est en eux. La créativité est quelque chose d’inné, il faut juste la cultiver, l’exercer».

Pour Jessica Di Ciocco, également art thérapeute bénévole au Bureau de l’intégration de la Ville de Vevey, l’art n’aide pas à guérir mais il accompagne et soulage. «Les musées sont les gardiens de la culture et de l’histoire, ils créent aujourd’hui des liens entre la société et la santé publique, c’est un peu la vision des musées contemporains, de plus en plus orientés vers le grand public», confie-t-elle. Les ateliers du Musée Jenisch agissent aussi sur le bien-vivre ensemble en favorisant l’intégration du visiteur au sein d’un groupe composé d’individus aux cultures différentes. Ainsi, les musées contribuent aussi à briser les murs de la discrimination et donc à promouvoir l’interaction et l’inclusion sociale. Les visiteurs passifs deviennent des visiteurs actifs.

Reconnaître la valeur de l’art

«Nous sommes des êtres physiquement faibles dans une nature hostile», rappelle Olivier Moeschler, sociologue de la culture et chercheur associé à l’Université de Lausanne. «La culture nous distingue comme êtres sociaux, par nature culturels pourrait-on dire. La culture-société s’oppose à la nature. Elle est une manière, un outil, une arme pour aborder ce monde, y survivre et y vivre, pour le signifier».

Pour le sociologue, la culture telle que nous la connaissons aujourd’hui – c’est-à-dire celle qui s’est autonomisée à partir du 19ème siècle en se séparant du Prince, du religieux voire du marché – revendique son indépendance. «C’est la culture art pour l’art», commente Olivier Moeschler. Pourtant, entre le cultuel (croyances relatives à la religion) et le culturel (productions et symboles relatifs à la culture, à la civilisation), il n’y a qu’un petit pas, selon Olivier Moeschler: «Dans l’art contemporain, il y a quelque chose de magique : qu’est-ce qui fait que l’urinoir de Marcel Duchamp est une œuvre d’art?», questionne-t-il, «on se rapproche d’une croyance pour que cela ait une valeur alors qu’au fond l’objet en lui-même n’a matériellement aucune valeur». Et le chercheur d’ajouter: «La culture permet de refléter et de réfléchir le monde qui nous entoure».

Selon Olivier Moeschler, la culture «qui permet de s’élever et de s’éloigner de la nature, de certains instincts» tout en «renouant différemment avec l’expérience, la sensibilité, les corps» peut être utile au bien-être et à la santé. Mais il est difficile de le démontrer car d’autres facteurs sont impliqués. Selon le sociologue, les pratiques culturelles, parfois couplées à d’autres facteurs tels que le niveau de formation, le milieu social ou l’âge, augmentent la probabilité d’être satisfait de sa vie, donc le bien-être. La culture crée aussi un public qui partage des choses, se rencontre, elle crée du lien social. Cependant la culture et ses bienfaits ne sont pas forcément accessibles à toutes et tous. «Les enquêtes montrent que les gens qui ont les capitaux économiques nécessaires ont de toute manière en général une meilleure santé, plus de bonheur, plus d’ami·e·s et ce sont eux qui consomment le plus la culture», développe Olivier Moeschler. La culture est donc aussi un lieu et un enjeu de conflit et de lutte de classes, car certains groupes vont vouloir défendre «leur» culture plutôt qu’une autre.

Le sociologue perçoit les études menées sur la valeur de la culture et de l’art en matière de santé comme une manière de plus d’essayer de réintégrer l’art à la société, de resocialiser cette culture qui doit aujourd’hui sans cesse justifier son existence et ses coûts. Pris dans l’autre sens, l’hôpital peut-il devenir un lieu de démocratisation culturelle? «Pourquoi pas, en tant que lieu neutre où l’on retrouve des gens de tous milieux sociaux», continue Olivier Moeschler, tout en identifiant «un paradoxe».  Car selon le sociologue, la culture la plus valorisée est par définition anti-démocratique: «l’art, la culture ont une position d’avant-garde. Ce qui est valorisé comme production culturelle, c’est ce qui déplaît car l’art essaie de refléter le monde dans toute sa complexité, dans toute sa négativité aussi: capitalisme, guerres, totalitarismes», précise le chercheur «cette culture-là, cet art le plus difficile, le moins accessible, le plus éloigné du goût moyen de la population, peut être utile à la santé. Le fait de thématiser toutes ces difficultés à travers des œuvres d’art, nous aide à mieux nous retrouver dans ce monde, tout en créant un art parfois difficile d’accès».

En tant que sociologue de la culture, Olivier Moeschler s’intéresse à toutes les formes culturelles. «Je suis convaincu que les œuvres les plus poussées, les plus sombres, expriment probablement le mieux quelque chose de notre société contrairement à des œuvres édulcorées et plaisantes», confie-t-il. Et de conclure: «on a intérêt à protéger cet art qui nous aide à réfléchir. Mais il y a quelque chose de cathartique dans l’art en général et en ce sens, il peut être thérapeutique. La culture pousse à l’introspection mais aussi à l’extrospection, à s’ouvrir au monde, à le voir et à se voir avec un autre regard, et en cela, il peut aider à guérir».

Des soins culturels

Pour Thierry Romanens, comédien, chanteur, musicien, auteur et metteur en scène, la pandémie a été une véritable remise en question. «Aborder les journées sereinement, avec une motivation, a été difficile au début», admet l’artiste «je me suis demandé en quoi puis-je être utile à moi-même et aux autres en situation de catastrophe».

Durant le mois de confinement, tous les jours, sauf le dimanche, à 7h27 précisément, Thierry Romanens a proposé des Facebook Live aux Internautes. Accompagné de sa mandoline et de son smartphone, il a interprété des compositions du répertoire de la chanson française. «Je voulais donner la pêche à des personnes qui étaient certainement dans le même état que moi, c’est-à-dire plutôt dans une situation anxiogène», raconte-t-il.

Les conditions du direct donnent à l’artiste veveysan des sensations similaires au spectacle. Avec ses capsules vidéo tournées dans son jardin, Thierry Romanens compte parfois plusieurs milliers de vues dans une journée. Des personnes avec lesquelles il échange : «rapidement, les gens se sont mis à me suggérer des chansons pour le lendemain». L’artiste travaille ainsi ses chansons tous les jours. Dans ses Facebook Live, il raconte aussi quotidiennement un petit bout d’histoire «une histoire courte que j’avais écrite et dont j’ai retardé la chute afin qu’elle s’étire sur 31 jours», commente-t-il.

Avec ses rendez-vous matinaux, Thierry Romanens reçoit de nombreux messages «les gens me disaient tu m’as sauvé ma journée», raconte-t-il. Avant de se consacrer entièrement à sa carrière artistique, l’artiste a travaillé durant dix ans comme psychomotricien en milieu psychiatrique et pédopsychiatrique. «En réalisant ces vidéos, j’ai pensé à l’aspect santé mentale. En filigrane, l’histoire que je raconte pose la question philosophique fondamentale: d’où je viens, où je vais? sans pouvoir y répondre», confie-t-il. «Je crois à l’humour qui sauve», affirme Thierry Romanens.

Avec Salut la compagnie, il adapte des textes issus de la poésie ou du roman dans un mélange entre théâtre et musique. «Je m’attèle à créer des projets fédérateurs. Dès qu’on donne le sentiment d’une communauté et de partage, on a moins envie de se taper sur la tête! On a besoin de refuges face à nos angoisses de vie. L’art et la culture sont des refuges, les lieux de tous les possibles. Et dans les arts vivants, il est question de donner et recevoir l’essentiel de la vie». Aujourd’hui, les capsules vidéo de Thierry Romanens sont devenues un spectacle: Sublimer les contraintes, avec Mathias Demoulin.

La culture, un secteur qui se remet aussi en question

La question de la santé pour les artistes et les acteurs et actrices culturel·le·s se pose aussi. «Elle est un peu contraire à l’imaginaire tel qu’il s’est développé depuis le 19ème siècle», commente Olivier Moeschler. «Certain·e·s acteurs et actrices culturel·le·s œuvrent dans un milieu très valorisé, à cela s’ajoute la dimension cultuelle de la culture, notamment la croyance autour de l’artiste maudit·e», explique le sociologue «il y a quelque chose de l’ordre de la vocation et du sacrifice pour ces personnes, cela peut amener à une existence un peu extrême pouvant produire des œuvres intéressantes mais qui pour une partie engendre de la précarité, y compris sur le plan de la santé».

La pandémie a mis en lumière certains dysfonctionnements dans le secteur des métiers culturels. Des difficultés qu’a soulevées artos, une association professionnelle romande au service de la scène culturelle suisse. La mission de l’association vaudoise est de professionnaliser le milieu culturel notamment par le biais d’informations et de formations. En 2021, elle s’est associée à Sonart, FCMA et Petzi, des organisations actives dans le milieu de la musique, pour organiser un cycle de cinq rencontres /conférences professionnelles sur le thème de la santé au travail dans le secteur culturel. La première rencontre s’est déroulée au RKC à Vevey.

  1. Episode 1- Accident du travail- la chaîne des responsabilités et mesures de protection
  2. Episode 2- Ergonomie intérieure: quand le calme devient un super pouvoir
  3. Episode 3- Protection de la personnalité et lutte contre les violences au travail
  4. Episode 4- Protection de la santé des employé-e-s dans la culture
  5. Episode 5- Santé mentale, prévention et bien-être


Pour Sophie Bech, responsable des métiers administratifs chez artos, la question de la santé au travail dans les métiers du secteur culturel est encore taboue. Or, la bonne santé physique et psychique se révèle essentielle dans tous les métiers. «Les personnes travaillant dans la culture sont des passionné·e·s, et pour la plupart des gens, la culture est associée au plaisir. On ne connaît pas toujours les coulisses de ces offres culturelles foisonnantes» explique Sophie Bech «il y a eu quelques scandales dans le milieu culturel ces derniers temps, des problèmes de gouvernance liés aux ressources humaines, de harcèlement, tout cela a mis en lumière une certaine méconnaissance de certains dispositifs qui doivent être mis en place aussi dans le milieu culturel, comme c’est le cas dans les autres milieux professionnels».

Ainsi, les rencontres ont été pensées comme un lieu d’échange d’expériences et d’information. Elles avaient pour objectif de sensibiliser les acteurs et actrices culturel·le·s autour de la thématique de la santé au travail. Plusieurs angles d’approche ont été imaginés: santé mentale, santé physique, droit du travail, harcèlement et accidents du travail. «Il y a une prise de conscience au sein des organisations culturelles», commente Sophie Bech «les audits sont de plus en plus nombreux afin de mettre en place des garde-fous et ainsi avoir une gestion plus saine d’un point de vue du respect des travailleur·euse·s. Les acteurs et actrices culturel·le·s doivent prendre conscience de leurs droits et obligations en tant qu’employeur·euse·s et employé·e·s».

Crédits

Photo d’en-tête: Sylvie Théraulaz
Photos espace ART&BIEN-ÊTRE, Musée Jenisch Vevey: Jessica Di Ciocco
Photo Fontaine de Marcel Duchamp: San Francisco Museum of Art