« casser les barrieres
symboliques »
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Culture et intégration : «casser les barrières symboliques»

 

À Vevey, des artistes, des actrices et acteurs culturel·le·s ou associatifs·ves travaillent au quotidien les questions de migrations. Certain·e·s décrivent comme la culture et la langue soutiennent les processus d’accueil et d’intégration. D’autres se demandent comment ouvrir des cages. 

«Nous travaillons à casser les barrières symboliques que véhiculent les institutions». Ce sont les premiers mots que livre Amaranta Fernandez, déléguée à l’intégration en Ville de Vevey. Parmi les outils et stratégies déployées, l’accès à la culture s’impose comme facteur essentiel pour créer du lien. Il s’agit de rendre concrètes et moins impressionnantes les démarches pour celles et ceux qui arrivent sur un territoire inconnu, souvent sans en parler la langue. «Nous sommes un point d’entrée et d’accompagnement. Notre objectif est de favoriser une autonomie, de contribuer à déconstruire ce qu’est la culture et montrer qu’elle est faite pour tout le monde», explique celle qui depuis 2017 est l’interlocutrice communale en matière d’intégration des personnes étrangères. La prévention du racisme et des discriminations fait également partie des missions du Bureau depuis sa création en 2012, dont les nombreux projets visent en priorité l’orientation et l’aide à l’insertion des personnes arrivantes. Chaque printemps, la Semaine d’actions contre le racisme vise à interpeller publiquement l’ensemble de la population autour d’une multiculturalité veveysanne bien réelle : «Vevey compte 45 à 50% de personnes qui n’ont pas de passeport suisse. Son passé ouvrier confère à la ville une large communauté d’origine italienne et portugaise, quand d’autres se sont établies plus récemment, exilées depuis les Balkans, l’Irak ou la Syrie.»

Le socle de la langue

L’enjeu de l’apprentissage de la langue est le dénominateur commun pour les travailleuses sociales ou culturelles rencontrées. «Pour les personnes migrantes, la langue et le travail sont les choses les plus importantes. Ces deux vecteurs d’intégration leur permettent de créer des liens, de comprendre leur environnement et donc de s’insérer. Bien avant l’existence du Bureau, en 2012, les préoccupations politiques visaient à comprendre quels espaces pouvaient convenir à la réalité des femmes migrantes. Il leur est en effet souvent plus difficile de s’insérer, d’autant plus lorsqu’elles sont mères puisqu’elles sont moins en contact avec l’extérieur pour travailler», analyse Amaranta Fernandez. L’un des tout premiers cours de français mis en place par la Ville leur était d’ailleurs spécifiquement destiné. Aujourd’hui, le Bureau offre des alternatives à certains cours de français souvent pris d’assaut, en proposant des ateliers de conversation interculturels à la Villa Métisse par exemple, l’une des maisons de quartier de la commune. «Beaucoup viennent spontanément aux cours et activités par bouche-à-oreille. Ce qui est important pour nous est de garantir des offres gratuites et sans inscriptions. On doit pouvoir travailler avec cette flexibilité pour que les personnes puissent venir quand elles le veulent et surtout quand elles le peuvent.»

Appartenances

Appartenances réalise ses activités avec la même aptitude à s’adapter au rythme et aux priorités quotidiennes des personnes qu’elle accueille et soutient. L’association vaudoise est une actrice régionale majeure dans le domaine de la migration depuis sa création en 1992. En plus d’une consultation psychothérapeutique pour les personnes migrantes, sa branche veveysane propose – comme à Lausanne et Yverdon-les-Bains – un Espace Femmes. Ce dernier offre des activités de formation (cours de français et de couture) et de socialisation (rencontres de femmes, ateliers ponctuels, sorties culturelles) à des femmes migrantes en situations de précarité. L’Espace Femmes accueille aussi leurs enfants âgés de 15 semaines à 4 ans. L’objectif principal du lieu est de permettre à chacune de renforcer son pouvoir d’agir afin qu’elle puisse trouver une place dans la société d’accueil. Rendre accessible aux femmes les offres culturelles de la région favorise ainsi l’ancrage dans les dynamiques locales. «L’objectif de cet accompagnement initial des femmes qui viennent chez nous est de leur permettre a posteriori d’oser entreprendre seules des démarches culturelles, comme s’inscrire à la bibliothèque, par exemple» explique Dounia Benyamina, travailleuse sociale de l’Espace Femmes. Pour elle, un des enjeux cruciaux dans ce cadre est de maintenir un intérêt dans la durée. «Certaines sont plus à l’aise que d’autres ou mieux outillées, mais ce n’est pas la majorité des femmes que l’on accueille. Mon rôle est donc de créer de l’intérêt et de la motivation pour revenir, pour construire un programme ensemble, ce qui a été mis à mal par la crise du COVID-19.» Suivant cette volonté de rendre accessible les manifestations culturelles de la région aux femmes migrantes, une collaboration avec le Musée suisse de l’appareil photographique avait vu le jour dans le cadre de l’exposition «Nous autres».

Oser jouer

Dans la grande cour du quartier de la Valsainte, sur scène, quelques femmes savourent une joie de jouer qui contamine l’audience. Le récit va crescendo. Elles ont imaginé ensemble plusieurs vies et plusieurs morts, interrogeant l’histoire de leurs trajectoires. «Intermezzo» est né d’heures d’improvisations que Laura Albornoz a aidé à cimenter pour en faire un spectacle sur l’altérité. Elle a fondé la Troupe Multiculturelle en 2019, à la suite du projet de théâtre social «Être femme ici et là-bas» créé par l’association Multi-scènes. Chaque année, une trentaine de femmes suivent les ateliers qu’anime cette comédienne de formation et professeure de Français Langue Etrangère (FLE). Elle leur apprend à s’emparer des mots, à les habiter. Laura Albornoz commente avec une conviction émue la dynamique de ces collectifs qui se forment et persévèrent aussi les dimanches, pour aller plus loin. On sent comme leurs élans résonnent avec son propre parcours. D’origine argentine, elle est arrivée en Suisse en 2003. «Pour moi, il a toujours fallu sortir du projet estampillé « femmes migrantes». La clé est de rassembler des femmes de tous âges et tous horizons, des femmes allophones avec des Suissesses. Ce mélange a une fonction sociale de réseautage durable. Au-delà de la langue, c’est fondamental pour l’intégration.» Pourquoi la non-mixité ? Laura Albornoz en connaît bien les bénéfices et sait de quoi elle parle : «J’observe à quel point les femmes font preuve d’irrévérence entre elles. Une sorte de non-crainte du ridicule ou des limites, qui ne s’exprimerait pas en présence des hommes. Plus je monte de projets, plus je comprends les inducteurs qui fonctionnent avec elles : l’amusement et la réciprocité entre pairs.»

Pour que les femmes puissent venir sans que les obligations quotidiennes ne fassent obstacle, Multi-scènes favorise des cours le matin quand les enfants sont à l’école, ou bien des solutions de garde. Laura Albornoz est aussi une redoutable recruteuse de terrain : «En amont des ateliers, chaque année, je quadrille les associations ; je suis partout avec des flyers et un jeu test d’impro tout simple, qui souvent les accroche.» L’animatrice se souvient avoir été subjuguée par le résultat d’une série d’improvisations inspirées de la méthode brésilienne du théâtre-forum, par laquelle les communautés victimes d’injustices sociales prennent leur destin en main par l’autoreprésentation de leurs oppressions. Sur scène, dans l’espace public veveysan, des femmes de son atelier avaient exprimé tout un tas d’incompréhensions quotidiennes et de malentendus linguistiques. «Ces femmes, qui se sentent souvent inadéquates face à la culture suisse, s’étaient tout à coup mises à rejouer des scènes de discrimination ordinaire pour les retourner en mode réparation, en mode idéal.»

Mais il est un autre enjeu, inexprimé, invisible, sur lequel Laura Albornoz s’attarde. «Quand certaines vous disent qu’elles attendent la semaine pour venir car c’est le seul moment où elles rigolent, vous savez pourquoi vous faites cela». Ces espaces d’expression aident à défaire les croyances limitantes ancrées chez de nombreuses femmes en situation de précarité, croyances qui les privent de se donner le droit de faire quelque chose juste pour le plaisir. «C’est ce moment de l’autorisation pour soi que je tire des ateliers, cette ouverture momentanée face à la réalité écrasante de la situation migratoire :  voir les femmes se surprendre à s’éclater en impro, s’autoriser à rire, puis entendre encore ces rires résonner dehors, jusque sur le trottoir.»

Métaphysique de l’envol

Pas très loin de Vevey, sur des hauteurs forestières, l’artiste Mazyar Zarnadar a volé à notre secours au détour d’un lacet. La maison que l’on ne trouvait pas apparaît enfin. Dans ce mirage hors-temps, plusieurs artistes vivent ou sont en résidence. Depuis une petite chambre jonchée d’instruments de musique et de matériel sonore, Mazyar Zarnadar curate numériquement le Centre d’Art Vevey (vvar.ch). Dans un coin est posé le livre «Le langage des oiseaux», du poète soufi Farîd-ud-dîn ‘Attar. On parle d’identité entre deux portes, devant une peinture de Mazyar : «À la base, c’est une photo de mouette qui fait un vol plané à Vevey. Les Mouettes, c’était aussi un espace qu’on a géré avec le collectif RATS il y a quelques années et qui est devenu par mon initiative un espace curatorial antiraciste politique et intersectionnel de 2017 à 2018. L’oiseau représente un voyage, un retour autant physique que métaphysique, comme celui que j’ai effectué récemment en France et en Iran.»

 

À l’image de la gnose iranienne qu’il convoque, le motif de l’exil est déterminant dans le travail et le parcours de cet artiste né en Iran, qui a grandi en banlieue parisienne, vécu et travaillé à Paris en tant que compositeur et directeur artistique avant d’entamer un parcours d’artiste visuel, sonore, curateur, éditeur, cinéaste et auteur en Suisse. Plutôt que de mettre l’accent sur la culture d’origine, Mazyar Zarnadar semble davantage habité par la notion de construction de la psyché, plaçant au cœur de son travail la métaphysique, comme boussole de l’esprit. De quelle origine est notre esprit, cette construction de soi bien plus complexe que la provenance physique, territoriale, se demande l’artiste. «Je suis arrivé en France à 2 ans sous le bras de ma mère. Le capital culturel, j’ai dû me battre de manière acharnée chaque jour pour aller le chercher. J’ai toujours vécu entre des identités multiples. Après une série de voyages entre la Suisse, l’Iran et la France, entre 2016 et 2019, j’ai trouvé mes propres clés. J’ai mis la main sur mes fondations spirituelles les plus profondes. Sauf que quand je l’ai énoncé à mon retour, j’ai subi des oppressions systémiques racistes et islamophobes au sein de ma propre famille, ainsi que dans mes réseaux professionnels, associatifs et personnels.» Le retour est conflictuel. Et la lutte contre le racisme systémique qui s’expriment par l’islamophobie a motivé une exposition collective digitale du Centre d’Art Vevey, ouvertement politisée, intitulée AL-LAH. Née en réaction au contexte de l’initiative suisse de l’UDC interdisant la dissimulation du visage, Mazyar Zarnadar y rassemblait de nombreuses et nombreux artistes et chercheur·euse·s pour proposer des pièces et des textes engagés contre le racisme systémique et l’islamophobie, multipliant les points de vue.

Plus intimement, Mazyar Zarnadar décrit des effets d’intrusions suspicieuses et discriminantes de la part d’institutions quant au questionnement spirituel dans son travail. Ou, à l’inverse, des réflexes de tokenisation, des plaquages exotisants sur son identité d’artiste racisé. Cette expérience personnelle nourrit des questionnements sociétaux critiques plus structurels sur la notion d’intégration par le haut. «J’ai toujours dû redoubler d’efforts pour me faire une place. J’ai créé le Centre d’Art Vevey pour me défaire autant que possible de ces injonctions du milieu de l’art qui t’obligent à passer par des files d’attente, des protocoles, en attendant gentiment ton tour.» Pour Mazyar Zarnadar, la question de l’intégration – à l’image de l’éducation – serait plus égalitaire si elle n’était pas si coercitive. À savoir, dans une perspective post-migratoire : «Comment rompre avec une logique pyramidale de privilèges, d’oppressions et de violences systémiques quotidiennes visant les personnes racisées ? Comment donner un accès collectif et égalitaire aux besoins vitaux : le choix de comment se loger, se nourrir, se vêtir, se soigner, s’éduquer, sociabiliser et travailler pour devenir une subjectivité et un corps autonome dans la société ? Cela me rappelle cette image de l’oiseau qui a passé toute sa vie dans une cage, que l’on m’a enseignée en Iran. Si on lui ouvre la porte, l’oiseau ne va pas sortir. Pourquoi ? Parce qu’il n’a rien connu d’autre, conditionné par son propre enfermement.» 

Crédits

Photo d’en-tête : Julien Gremaud
Affiche «Semaine d’actions contre le racisme» : Service de la cohésion sociale, Ville de Vevey | Visuel : ultra:studio.
Photo Villa Métisse : Service de la cohésion sociale, Ville de Vevey
Flyer spectacle «Intermezzo» : Gaby Albornoz
Affiche exposition «AL-LAH» : Mazyar Zarnadar